[Exclu] Retour aux Etats-Unis, accélération en Asie, e-commerce… la transformation d’Yves Rocher
Par Dalila Bouaziz | Le | Enseignes
Après le grand remaniement en septembre, et sa nomination au poste de directeur général d’Yves Rocher, Guillaume Darrousez s’attaque à la transformation en profondeur de la marque. Des chantiers ambitieux mais nécessaires pour remoderniser son image et recruter davantage de clientes dans une industrie de la beauté devenue très concurrentielle. Entretien.
Après avoir dirigé Petit Bateau pendant trois ans, vous retrouvez l’enseigne Yves Rocher. Qu’est-ce qui a changé dans l’industrie de la beauté ?
Deux choses ont changé à la fois du point de vue des consommateurs et de la concurrence. Comme dans d’autres secteurs, les clients sont de plus en plus omnicanaux et exigent des produits efficaces et naturels. Deux forces d’Yves Rocher sur lesquelles nous devons capitaliser davantage. Parallèlement, des centaines de marques ont émergé sur le marché de la cosmétique en Europe, aux États-Unis et en Asie. La concurrence est donc beaucoup plus forte qu’il y a cinq ans. Notre enseigne Yves Rocher ne s’est pas totalement adaptée à ce changement de marché.
Justement, comment s’est déroulée cette année 2023 ?
2023 a été une année de rebond pour la marque. Nous avons réalisé une excellente campagne de Noël en novembre-décembre, qui s’est poursuivie en janvier 2024. Nous avons réinvesti dans les médias, notamment à la télévision en France et en Turquie, où nous avons enregistré une fin d’année exceptionnelle. La Turquie est devenue notre troisième marché en termes de chiffre d’affaires, après la France et l’Italie. Dans l’ensemble, nous avons enregistré une belle croissance commerciale et financière en fin d’année. Cela amorce notre plan de transformation et nous permet d’être relativement sereins pour transformer l’enseigne.
La Turquie est devenue notre 3e marché en termes de chiffre d’affaires, après la France et l’Italie.
Quels sont ces enjeux de cette transformation ?
Nous avons beaucoup souffert pendant et après la pandémie de Covid-19, en raison d’une faible présence dans l’e-commerce et d’une forte dépendance aux magasins physiques. Yves Rocher a été plus durement touché que d’autres concurrents, sortant de la crise sanitaire plus faible et confronté à une économie difficile ainsi qu’à des conflits qui ont impacté notre activité. Nous devons donc repartir à l’attaque et transformer en profondeur la marque Yves Rocher pour en faire une marque rentable, désirable et durable, sur les trois années qui viennent, 2024-2026.
Nous avons un modèle trop complexe, avec probablement un peu d’inefficacité dans l’organisation d’Yves Rocher, tant au niveau central que local, et dans la façon dont nous opérons dans chaque pays. Yves Rocher est né d’un modèle très décentralisé, mais avec la crise que nous avons connue, nous devons être plus centralisés tout en conservant une réactivité locale. Nous sommes en train de restructurer nos organisations et nos départements. L’objectif est de réduire nos frais fixes pour pouvoir investir davantage dans la marque et sur son ADN, sa durabilité. Un travail démarré en fin d’année en termes de communication sur les médias traditionnels, toujours importants, et digitaux. Nous devons être plus visibles.
Au-delà de cette désirabilité, la marque doit être perçue comme plus efficace dans ses produits et encore plus naturelle. Nous n’avons pas de problèmes avec nos clients qui apprécient nos produits en termes de qualité et de prix, mais nous devons nous concentrer sur le recrutement de nouvelles cibles de clients, notamment les 25-40 ans, qui sont également les plus gros consommateurs.
Nous sommes en train de restructurer nos organisations et nos départements.
Nous allons également investir dans des leviers de croissance pour l’avenir, notamment en Asie du Sud-Est, comme le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie et Hong Kong.
N’arrivez-vous pas tardivement en Asie ?
L’Asie représente 40 % du marché mondial, mais nous ne réalisons que 3 % de notre chiffre d’affaires dans cette région. C’est une faiblesse que nous devons combler dans les trois prochaines années en doublant notre part de marché. Il y a des pays où nous allons nous implanter et d’autres où nous ne le ferons pas. Ceux déjà très avancés en termes de routines cosmétiques, notamment dans l’offre de maquillage et d’hygiène, où la concurrence est déjà très forte.
Nous nous concentrons sur nos gammes capillaires et de soins du visage, qui répondent aux attentes de cette clientèle. Nous sommes déjà présents en Corée du Sud, mais nos efforts seront pas sur sur ce marché, tout comme la Chine, car nous ne réalisons pas de tests sur les animaux depuis 1989. Les pays d’Asie du Sud-Est sont en plein développement et leur pouvoir d’achat augmente. Nous allons investir directement en Thaïlande et au Vietnam, en nous appuyant sur des dirigeants locaux possédant une expertise de la cosmétique dans ces pays, et passerons par des partenaires en Indonésie et Malaisie. Nous faisons un carton en Thaïlande et en Indonésie avec un produit naturel pour la brillance des cheveux. Nous allons développer des produits spécifiques.
Qui sont aujourd’hui les clientes d’Yves Rocher ?
En France, nous comptons 8 millions de clientes, ce qui représente environ une Française sur trois. Nous avons des consommatrices de toutes les générations, de 15 à 70 voire 80 ans. Nous sommes le n° 1 du marché de la cosmétique avec plus de 9 % de part de marché, loin devant L’Oréal, Dior et Nivea (étude Kantar).
Nous sommes le n° 1 du marché de la cosmétique avec plus de 9 % de part de marché, loin devant L’Oréal, Dior et Nivea.
Dans nos autres marchés, comme le Moyen-Orient et l’Asie, nos clientes sont très jeunes. Par exemple, en Turquie, nous avons une forte pénétration auprès des clientes âgées de 15 à 35 ans. Un pays où nous avons doublé en quatre ans en investissant beaucoup dans les médias. La marque n’est donc pas dédiée à une certaine cible. Cependant, nous devons recruter davantage de clientes qui accordent une grande importance à l’efficacité et naturalité des produits.
Si on parle de naturalité, Yves Rocher fabrique ses produits à La Gacilly (Bretagne). Pour autant cela ne semble pas en faire une véritable force auprès des consommatrices par rapport à d’autres marques ?
Quelles que soient les études réalisées auprès des clients dans les pays où nous sommes présents, nous sommes classés n° 1 ou n° 2 dans les critères de naturalité (93 % d’ingrédients d’origine naturelle dans nos soins). Nos clients sont au courant, mais les non-clients ne le savent pas, certainement en raison d’un manque de communication de notre part. Nous devons communiquer davantage auprès de ces non-clients sur l’efficacité et la naturalité de nos produits. Et transformer notre modèle en France et Europe pour être plus visibles.
Quelles sont les grandes forces d’Yves Rocher ?
Tout d’abord, il y a l’histoire de la marque, avec 65 ans d’expérience scientifique sur les plantes, ce qui nous permet de maîtriser la naturalité et l’efficacité des produits grâce à leur composition. La deuxième force d’Yves Rocher est notre réseau de magasins et de partenaires, qui nous donne la capacité d’expliquer cette histoire et l’efficacité de nos produits, ainsi que la valeur ajoutée de nos conseillères de vente. Enfin, nous sommes implantés dans 90 pays grâce à nos produits qui répondent à tous les marchés. En France, nous restons leaders dans les soins du visage (avec plus de 10 % de part de marché), le maquillage, l’hygiène et la parfumerie.
Où en êtes-vous dans le maillage de magasins en France et à l’étranger ?
En France, nous recensons un magasin pour 100 000 habitants. Tactiquement, il peut y avoir une ou deux ouvertures, mais nous avons déjà couvert tout le territoire. En revanche, il reste encore des zones dans les 90 pays où nous sommes présents, que ce soit en direct ou avec des partenaires. Nous continuerons d’ouvrir des magasins, notamment en Asie, Turquie (où nous avons déjà 250 magasins en propre) et Afrique (environ 3-4 % du CA).
Nous venons également de signer un partenariat aux États-Unis, où nous allons revenir. Nous nous associons à un agent avec lequel nous travaillons depuis dix ans en Israël (Castro) pour attaquer le marché américain. Nous avons une stratégie omnicanale avec l'ouverture de 10 à 15 magasins (sous forme de kiosques) dans des malls (centres commerciaux) à partir de juillet, ainsi qu’un site e-commerce. Nous ciblons la côte Est des États-Unis, notamment les États de New York et du New Jersey.
Pourquoi ce retour aux États-Unis après l’échec des années 80 ?
Le marché américain est le plus grand marché au monde.
Tout d’abord, pour des raisons économiques, le marché américain est le plus grand marché au monde. Et nous observons également une évolution des besoins des consommateurs américains vers des produits plus naturels. Jusqu’à présent, les Américains étaient très axés sur le produit, le côté mode ou efficace voire les deux, mais accordaient peu d’importance à la naturalité. Nous pensons pouvoir répondre à cette tendance de fond avec nos produits. Il existe des offres dermato-cosmétiques aux États-Unis, mais elles ne sont pas naturelles. Nous capitalisons donc sur nos forces dans les soins du visage et du cuir chevelu.
Dans la beauté, les magasins deviennent de plus en plus digitalisés. Qu’en est-il pour votre enseigne ?
Nous concentrons notre expertise sur le diagnostic de la peau et, dans certains pays, du cuir chevelu, pour aider les clients à faire le bon choix de produits. Deux axes que nous développons et déployons dans tous les pays du monde, ce qui représente un travail monumental. Nous avons actuellement 2 200 points de vente dans le monde et 3 500 en wholesale.
Nos conseillères en magasin ont pour rôle d’accompagner les consommateurs dans leur routine de soins du visage, du cuir chevelu et du corps. Cette présence nous permet d’obtenir un NPS élevé aussi bien en boutiques que dans nos instituts. Cette proximité et ce conseil différencient Yves Rocher de nos concurrents, et nous continuerons à les mettre en avant. C’est pourquoi nous comptons 660 points de vente en France. La difficulté réside dans le recrutement et la formation de nos conseillères pour expliquer les bénéfices de chaque produit, et demain pour raconter davantage notre histoire et l’ADN de la marque.
Qu’en est-il des ventes en ligne ?
Actuellement, les ventes en ligne représentent 10 % de notre chiffre d’affaires, ce qui est relativement faible par rapport au marché et à certains pays où nous pouvons atteindre les 20 à 30 %. Nous sommes vraiment en retard, notamment en Europe. Notre priorité a été donnée à nos partenaires en raison de notre maillage de magasins. Il a fallu du temps pour que nos partenaires comprennent que les clients en ligne sont également de bons clients, y compris pour le retail. Je pense également que nous n’avons pas suffisamment investi dans l’ e-commerce, que ce soit en termes de ressources humaines ou d’investissements digitaux.
Nous devons doubler notre part de marché en ligne d’ici 2026 pour atteindre environ 20 %.
Nous devons doubler notre part de marché en ligne d’ici 2026 pour atteindre environ 20 %. C’est un objectif ambitieux. Pour y parvenir, nous devons développer nos sites en propre ainsi que les marketplaces (Zalando, Lazada, Alibaba, etc.).
Et concernant les réseaux sociaux ?
En France, nous avons une belle présence sur Instagram avec 1 million de followers. TikTok fait partie de notre stratégie de développement dans les mois à venir, car nous n’y sommes pas suffisamment présents. Nous devons également renforcer notre collaboration avec les influenceurs dans un certain nombre de pays.
Yves Rocher est connu pour ses promotions permanentes, y compris pour les nouveautés, avec ce positionnement n’enlevez-vous de la valeur à la marque ?
Le point de départ en fonction des pays est très différent. En Asie ou en Turquie, nous faisons peu de promotions. En France, Yves Rocher est né de la vente par correspondance avec un prix d’appel à moins 40-50 %. Et cette stratégie s’est poursuivie durant 65 ans où nous avons toujours communiqué sur le prix. Demain si nous supprimons ces promotions, nous risquons de réduire notre activité à très court terme. Il faut donc y aller progressivement. Néanmoins, nous restons très rentables en France.
Quelles sont vos dernières initiatives environnementales ?
Nous faisons de grands efforts pour réduire considérablement l’utilisation du plastique et promouvoir la réutilisation des matériaux. L’avenir de la cosmétique réside dans les produits solides et rechargeables, conformément à la loi Agec en France et aux réglementations européennes. Nous venons de lancer une éco-recharge pour le gel douche, qui réduit de 80 % l’utilisation de plastique, soit une économie cible de 700 tonnes par an, basés sur les volumes constants. Nous développons également des produits solides, un marché où nous sommes leaders, notamment pour les shampooings.
Nous allons tester le système de consigne dans trois magasins pour les pots en verre pendant trois mois.
Nous travaillons sur l'éco-conception de nos produits, y compris les flacons de parfum, afin d’utiliser moins de verre. À partir de septembre-octobre, nous allons tester, en collaboration avec un consortium d’autres marques ou distributeurs, le système de consigne dans trois magasins pour les pots en verre (soins du visage) pendant trois mois. La plupart des distributeurs et des consommateurs sont préoccupés par le plastique, mais le verre n’a pas non plus un très bon bilan carbone (nettoyage, production avec beaucoup de sable, etc.). Nous verrons si les clients sont intéressés par ce système.